« Namouna », dans Premières Poésies, Alfred de Musset, 1829-1835 - Extrait

Modifié par Delphinelivet

En 1833, Musset  doit ajouter des pages à son futur recueil pour qu'il réponde aux exigences de son éditeur, Eugène Renduel. Il ajoute alors un poème, Namouna, à ce nouveau recueil qu'il intitule Un spectacle dans un fauteuil, faisant allusion au fait qu'il n'écrirait plus de pièce de théâtre à jouer, après son échec au théâtre. Ce recueil comprend ainsi un drame, La Coupe et les Lèvres, une comédie, À quoi rêvent les jeunes filles, et un poème aux accents orientaux, Namouna. Dans le deuxième chant de ce poème, Musset livre sa vision de l'écriture et de la lecture. 


                          CHANT DEUXIÈME

Qu’est-ce que l’amour ? L’échange de deux
fantaisies et le contact de deux épidermes. Chamfort1


                        I

Eh bien ! en vérité, les sots auront beau dire,
Quand on n’a pas d’argent, c’est amusant d’écrire ;
Si c’est un passe-temps pour se désennuyer,
Il vaut bien la bouillotte ; et, si c’est un métier,
Peut-être qu’après tout ce n’en est pas un pire
Que fille entretenue, avocat ou portier.

                          II

J’aime surtout les vers, — cette langue immortelle.
C’est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas ;
Mais je l’aime à la rage. Elle a cela pour elle
Que les sots d’aucun temps n’en ont pu faire cas,
Qu’elle nous vient de Dieu, — qu’elle est limpide et belle,
Que le monde l’entend et ne la parle pas.

                          III

Eh bien, sachez-le donc, vous qui voulez sans cesse
Mettre votre scalpel dans un couteau de bois ;

Vous qui cherchez l’auteur à de certains endroits,
Comme un amant heureux cherche, dans son ivresse,
Sur un billet d’amour les pleurs de sa maîtresse,
Et rêve, en le lisant, au doux son de sa voix ;

                            IV

Sachez-le, — c’est le cœur qui parle et qui soupire
Lorsque la main écrit, — c’est le cœur qui se fond ;
C’est le cœur qui s’étend, se découvre et respire,
Comme un gai pèlerin sur le sommet d’un mont.
Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire,
À dépecer nos vers le plaisir qu’ils nous font !

                             V

Qu’importe leur valeur ? La muse est toujours belle,
Même pour l’insensé, même pour l’impuissant ;
Car sa beauté pour nous, c’est notre amour pour elle.
Mordez et croassez, corbeaux, battez de l’aile.
Le poète est au ciel ; et lorsqu’en vous poussant
Il vous y fait monter, c’est qu’il en redescend.

                             VI

Allez, — exercez-vous, — débrouillez la quenouille2.
Essoufflez-vous à faire un bœuf d’une grenouille.
Avant de lire un livre, et de dire : « J’y crois ! »
Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts ;
Il faudra de tout temps que l’incrédule y fouille,
Pour savoir si son Christ est monté sur la croix.

                           VII

Eh ! depuis quand un livre est-il donc autre chose
Que le rêve d’un jour qu’on raconte un instant ;
Un oiseau qui gazouille et s’envole, — une rose
Qu’on respire et qu’on jette, et qui meurt en tombant ; —
Un ami qu’on aborde, avec lequel on cause,
Moitié lui répondant, et moitié l’écoutant ?


Alfred de Musset, « Namouna », dans Premières Poésies, 1829-1835


1. Cette pensée est extraite des Pensées morales de Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort, un auteur du XVIIIe siècle, très apprécié des salons parisiens pour ses pensées et maximes au style ciselé. 
2. Quenouille : instrument (généralement un bâton ou une canne de roseau), utilisé pour filer les matières textiles, comme le lin ou le chanvre.


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